Université de Valencienne
En 2004, la Tate Modern se dote d'un nouveau département intitulé time-based media art, lequel regroupe des œuvres se caractérisant par leur durée. Dans ce glissement de l'espace au temps, de nouveaux « objets » intègrent les collections muséales, parmi eux les performances. Pourtant, objet immatériel, éphémère, non reproductible, la performance est considérée comme impossible à collecter/collectionner. (Bishop, 2014). Seules restent les traces (photographies,
captations vidéo, diagrammes, objets...), les reliques,
acquises par les musées et parfois élevées au rang
d'œuvres d'art. Soit la documentation mais non l'œuvre elle-même dont l'ontologie résiderait dans le hic et nunc de la (re)présentation et la coprésence des acteurs et des spectateurs (Phelan, 1993). Comment préserver une œuvre par nature éphémère, réputée attachée au corps de l'artiste, pour l'intégrer dans une collection permanente et être en mesure de la re-pré-senter au public ? Quels protocoles mettre en œuvre, quelles conditions réunir pour faire en sorte de répéter à l'infini « ce qui ne reste pas » (Van Imschoot, 2005) ? Ces questions sortent du cadre du musée. Elles concernent l'ensemble des arts de la scène, tant la possibilité du répertoire, de la reprise ou de la reconstitution.
Dans ce contexte, la documentation joue un rôle crucial. Sans elle, impossible de re-présenter une œuvre, de la « remonter » (Laurenson & van Saaze, 2014 ; Bénichou, 2015). Les technologies numériques permettent une réappropriation des contenus sémiotiques des documents, et en particulier de la captation vidéo qui jouit d'un statut à la fois privilégié et controversé. La captation vidéo a été avant la capture de mouvement la réponse à l'archivage de ce document qu'est le corps de l'interprète. Provoquant maints débats depuis les années 60, souvent considérée comme une « trahison » de l'œuvre originale (Melzer, 1995a, 1995b), elle s'est aujourd'hui banalisée. La captation vidéo est devenue un document parmi d'autres, au côté des partitions, des carnets de notes, des photographies, des croquis de scénographies, des documents de production, etc. Pour pallier les insuffisances ou les biais de la captation vidéo, deux types de stratégies sont développées : intra-documentaire (annoter la captation) et inter-documentaire (connecter la captation à un corpus documentaire plus vaste). L'approche intra-documentaire : annoter la captation vidéo
La captation vidéo est rarement autosuffisante et appelle le commentaire, l'analyse, le décryptage. Comme le montre le récent numéro spécial de Performance Research intitulé On An/Notations, le phénomène est loin d'être marginal et concerne non seulement la pratique des chercheurs mais aussi celle des éditeurs, des artistes et du public (deLahunta, Vincs & Whatley, 2015). L'annotation désigne « toute forme d'ajout visant à enrichir une inscription ou un enregistrement pour attirer l'attention du récepteur sur un passage ou pour compléter le contenu sémiotique par la mise en relation avec d'autres contenus sémiotiques pré-existants ou par une contribution originale »
(Zacklad, 2007 : 34). Elle est intra-documentaire au
sens où, en marge du document - ici la captation vidéo -, elle en est solidaire tout en proposant un enrichissement, un développement, un complément sur un point ou une séquence précise.
Plusieurs initiatives pour créer des applications dédiées aux besoins spécifiques des arts de la scène se sont développées récemment. L'un des axes exploré est la création de logiciels d'annotation vidéo avec de nombreuses approches, témoignant d'un rapport à l'archive et au document loin d'être univoque (Bardiot, 2015a ; 2015b).
L'approche inter-documentaire : connecter la captation vidéo
La captation suscite également une autre approche, qualifiée d'inter-documentaire (Briet, 1951 : 13). Dans le cas de la captation, l'approche inter-documentaire consiste à connecter le document vidéo à un ensemble d'autres documents (textes, images, sons, en ligne ou hors ligne). Ces « autres » documents permettent de combler les lacunes de la captation, d'élargir le cadre de l'image au contexte, au processus de création, à la parole de toute l'équipe artistique, à la réception du public, de préciser des aspects qui ne sont qu'évoqués. La captation ne devient pleinement intelligible qu'au sein d'un écosystème documentaire qui permet d'établir des correspondances, de corréler les informations, de mailler les traces, soit d'en révéler le contenu sémiotique. L'approche inter-documentaire souligne l'interdépendance entre les documents d'un même corpus ou « dossier documentaire ». Ces derniers ne peuvent uniquement se composer d'un ensemble de pièces cohérentes : il faut également établir des relations entre les documents.
Les Dance Capsules des spectacles de Merce Cunningham et les Choreographer's Score d'Anne Teresa De Keersmaeker sont deux exemples récents relevant d'une approche inter-documentaire. Au lecteur de réagencer les documents, de les articuler les uns par rapport aux autres, de trouver son propre chemin au travers d'un corpus hétéroclite et interdépendant, au travers d'un « dossier » dont la captation peut éventuellement être un élément saillant, mais jamais autonome.
Les capsules de Mémorekall
Approches inter-documentaire et intrad-ocumen-taire ne sont pas exclusives l'une de l'autre et la frontière est parfois poreuse. Elles peuvent être utilement combinées et jouer simultanément de différents rapports au document, entre approfondissement et connexion. Elles offrent différentes strates de navigation à l'intérieur et à l'extérieur de la captation vidéo et permettent la réappropriation des corpus documentaires non seulement par les artistes et leurs équipes mais aussi par les conservateurs et le public.
Dans le contexte d'un projet plus vaste (Rekall), et avec le souhait de prolonger mes réflexions sur l'ingénierie documentaire liée à la conservation des arts de la scène via l'instrumentation informatique et le développement d'interfaces homme-machine, j'ai conçu en collaboration avec Guillaume Marais, Guillaume Jac-quemin et Thierry Coduys une application en ligne, MemoRekall, mise en ligne en septembre 2015. Open source et gratuite, MemoRekall permet d'enrichir une captation vidéo en conjuguant les démarches inter et intra-documentaire, l'annotation et la connexion à d'autres ressources documentaires. Au fur et à mesure de la consultation le lecteur découvre annotations et autres documents, qu'il peut ouvrir et consulter à sa guise, pour revenir ensuite au film. Le temps structure l'ordre d'apparition documentaire, même s'il est également possible d'accéder aux différents contenus par leur organisation spatiale dans l'écran et de s'affranchir ainsi de toute chronologie. Le résultat est une « capsule » (nous empruntons le terme à Cunningham) qu'il est possible d'intégrer à n'importe quelle page web. La capsule comprend la captation ainsi que l'ensemble des annotations et des documents liés (ou des liens lorsqu'il s'agit de ressources en ligne). Elle offre une lecture augmentée de la captation au sein d'un environnement multimodal et peut être actualisée à volonté. L'élaboration d'un outil numérique tel que Me-moRekall, et la réalisation de capsules à des fins de conservation, ont pour ambition de déduire de l'articulation des documents l'intention artistique de l'auteur de l'œuvre et d'aider ainsi à établir l'authenticité d'une ré-interprétation via la documentarisation.
L'interface comprend quatre espaces principaux : à gauche, une barre de menu, avec des boutons pour ajouter notes, documents ou liens vers des ressources en ligne, ainsi que quelques fonctions de paramétrages (choix d'un auteur et d'un titre, copyright, export en xml, code d'embed pour l'intégration dans une page web) ; au centre, la captation vidéo (provenant de Youtube ou Vimeo) et une timeline avec les points d'entrée des annotations et des documents connectés ; à droite, une colonne rassemble l'ensemble des documents liés par ordre d'apparition. Les documents peuvent être de n'importe quelle nature : textes, images, sons, vidéos. Ils sont téléchargés par le créateur de la capsule sur le serveur de MemoRekall. Les ressources en ligne sont disponibles sous forme de liens hypertextes et ne sont pas copiées sur le serveur de MemoRekall, dans le respect des droits d'auteur. Documents téléchargés et liens internet peuvent être annotés dans une fenêtre en pop up. Les manipulations s'opèrent directement dans le navigateur internet et sont sauvegardées automatiquement.
MemoRekall propose une lecture multi-documents, temporelle et spatiale, d'une œuvre, à partir de son enregistrement vidéo. Si cette application peut être utilisée dans de nombreux contextes, elle a avant tout été créée pour les besoins spécifiques du time-based media art et tout particulièrement des arts de la scène. MemoRekall se situe au carrefour de la valorisation de documents culturels numériques existants, de la création de contenus culturels enrichis et de la mise en place d'espaces critiques et collaboratifs. MemoRekall est à la fois un outil de création, de conservation, de critique d'art et de publication, offrant divers scénarios d'usages : conservation, exposition/publication en ligne, diffusion, médiation numérique, éducation aux médias... Il s'adresse à différents bénéficiaires, privés, collectifs ou publics. En fonction de chaque scénario, le statut et la nature des annotations comme des documents liés sont différents. Nous avons utilisé Me-moRekall dans des classes pour familiariser les élèves (du collège à l'université) avec l'analyse de spectacle, dans des théâtres pour la médiation numérique des œuvres auprès de différents publics, avec des artistes pour documenter leur processus de création ou un spectacle achevé.
Fig. 1: Capture d'écran présentant l'interface principale de MemoRekall en mode édition.
Spectacle : Mourad Merzouki et Adrien M & Claire B, Pixel, 2014.Capsule réalisée dans le cadre de l'ouvrage numérique La neige n'a pas de sens. Adrien M & Claire B, sous la direction de Clarisse Bardiot, Editions Subjectile, 2016.
Remerciements
MemoRekall a reçu le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication (appel à projet services culturels innovants) et de nombreuses institutions culturelles.
www.memorekall.fr
Bibliographie
Bardiot, C. (2015a). « Rekall : an environment for notation / annotation / denotation ». Performance Research 20 (6), p. 82-86.
the museum : Tate, MoMA, and Whitney ». Dance Research Journal, 46 (3), p. 63-76.
Briet, S. (1951). Qu'est-ce que la documentation ? Édit. Paris.
deLahunta, S., Kim, V., et Whatley, S. (2015). « On An/No-tations ». Performance Research 20 (6), p. 12.
Laurenson, P., et van Saaze, V. (2014). « Collecting performance-based art : new challenges and shifting perspectives », p. 27-41, in Performativity in the Gallery. Staging Interactive Encounters / sous la direction de Outi Remes,
Laura MacCulloch et Marika Leino. Bern : Peter Lang Verlag.
Melzer, A. (1995a). « ‘Best Betrayal' : the documentation of performance on Video and Film, Part 1 ». New Theatre Quarterly 11 (42),p. 147-57.
Melzer, A. (1995b). « ‘Best Betrayal' : the documentation of performance on Video and Film, Part 2 ». New Theatre Quarterly 11 (43), p. 259-76.
Phelan, P. (1993). Unmarked : the Politics of Performance. London ; New York : Routledge.
van Saaze, V. (2013). Installation Art and the Museum: Presentation and Conservation of Changing Artworks. Amsterdam University Press.
Salaün, J.-M. (2012). Vu, lu, su : les architectes de l'information face à l'oligopole du Web. Cahiers libres. Paris : La Découverte.
Van Imschoot, M. (2005). « Rests in pieces : partitions, notation et trace dans la danse ». Multitudes 21 (2), p. 10716.
Zacklad, M. (2007). « Annotation : attention, association, contribution », p. 29-46 in Annotations dans les Documents pour l'Action / sous la direction de Manuel Zacklad et Pascal Salembier. Paris : Lavoisier.
Bardiot, C. (2015b). « Video recording and documentation of scenic arts : from the annotation to the visualization of metadata, the example of the Rekall software », p. 15968 in Acoustic Space. Data Drift. Archiving Media and Data Art in the 21st Century / sous la direction de Rasa Smite, Raitis Smits, et Lev Manovich, 14.
Bénichou, A., éd. (2015). Recréer / scripter - Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines. Les Presses du réel. Dijon.
Bishop, C. (2014). « The perils and possibilities of dance in
If this content appears in violation of your intellectual property rights, or you see errors or omissions, please reach out to Scott B. Weingart to discuss removing or amending the materials.
Complete
Hosted at McGill University, Université de Montréal
Montréal, Canada
Aug. 8, 2017 - Aug. 11, 2017
438 works by 962 authors indexed
Conference website: https://dh2017.adho.org/
References: http://web.archive.org/web/20170802132745/https://www.conftool.pro/dh2017/sessions.php
Series: ADHO (12)
Organizers: ADHO